Elle a vu s’ériger ses consoeurs de Brasilia, de Yamoussoukro ou encore d’Evry. Fierté de Barcelone, la Sagrada Familia résonne toujours du bruit des machines en attendant d’être remplacé par les chants religieux, peut-être en 2040. Ici le burin cohabite avec le marteau-piqueur, le béton armé fait jeu égal avec la pierre de Montjuic. Dans ce chantier pas comme les autres, l’homme et la machine restent habités par un rêve commun : parfaire le chef-d’oeuvre du visionnaire Antoni Gaudí.
© Dominique Chidaine / vivreabarcelone
« Aujourd’hui, Barcelone sans la Sagrada Familia, ce serait Paris sans la tour Eiffel », résument de nombreux Barcelonais. A un détail près : si la Dame de fer parisienne a été commencée en 1884 pour s’achever cinq ans plus tard, la cathédrale catalane a vu ses premiers coups de pioches creusés en 1882… et est loin de voir poser la dernière pierre. Depuis plus d’un siècle, des hommes et des femmes s’activent pour parfaire à une date hypothétique l’oeuvre d’un architecte génial : Antoni Gaudí. Année après année, les habitants de la campagne devenue ville ont vu s’élever un clocher, puis deux, puis trois… aujourd’hui, huit flèches montent vers le ciel. Les plus hautes mesurent 112 mètres et les plus petites, 107 mètres. Mais cette ossature désormais familière aux yeux des badauds est appelée à évoluer. L’idée initiale de Gaudi prévoit en effet douze clochers, en hommage aux douze apôtres, plus quatre, un peu plus grands, qui feront référence aux quatre évangélistes. Enfin, deux tours viendront couronner l’ensemble : une représentant la vierge Marie et la plus élevée – 170 mètres – incarnera le Christ. C’est dans la campagne barcelonaise que l’architecte a trouvé son inspiration, tentant de reproduire sous forme de clochers les formes élancés autant qu’arrondies des rochers de Montserrat. Mais aussi élevée soit-elle, la tour du Christ ne dépassera pas la hauteur de la colline de Montjuic. Ainsi en a décidé l’inventeur génial qui a toute sa vie fait preuve d’humilité et de respect face aux éléments naturels.
Les disciples de Gaudí perpétuent l’esprit du Maìtre
En admirant la forêt d’échafaudages et les nombreux ateliers perchés un peu partout sur les hauteurs, force est de constater que les 70 personnes présentes sur le chantier ont encore du pain sur la planche. Car visiter le temple de Gaudi nous ramène comme par magie au temps de la construction des cathédrales. Tailleurs de pierre, maçons, architectes, s’activent chaque jour de la semaine coiffés de casques aux couleurs bien définies : du bleu pour les électriciens, les plombiers et les maçons, du blanc pour les personnes qui dépendent directement du temple, du rouge pour les « ferrailleurs », les ouvriers spécialisés dans les armatures de béton. Au fil des décennies, la Sagrada est devenue une véritable usine en plein coeur de ville. En témoigne la centrale de béton dissimulée entre la façade de la Nativité et la future entrée principale. En regardant les énormes tas de sable et l’imposante bétonnière, on a du mal à s’imaginer dans un lieu dédié à la religion. Pourtant, quelques mètres plus loin, l’atelier de mosaïques rappelle que le Temple n’est vraiment pas un chantier comme les autres. Posté à côté d’une imposante hostie en granit, Oscar, un des ouvriers applique minutieusement de la céramique venue d’Italie pour réaliser un épi de blé, lequel dominera les toits de Barcelone au sommet d’un pinacle. « Les hosties et le blé constituent l’offrande du pain, explique-t-il. Selon l’état d’avancement du chantier, nous alternons nos créations avec des grappes de raisins, lesquelles correspondent à l’offrande du vin et seront placées près des calices. » L’artiste a donc une certaine liberté d’imagination dans le choix des couleurs, mais son oeuvre sera ensuite soumise à l’architecte en chef Ramon Espel, devenu par la force des choses le représentant de Gaudí. Si Espel ne retrouve pas l’esprit du Géniteur dans les offrandes de mosaïque, tout sera à recommencer. Autre disciple spirituel sans qui la Sagrada ne serait pas ce qu’elle est, Jose Maria Subirach le sculpteur, lequel se distingue par ses sculptures modernes et anguleuses posées sur la façade de la Passion du Christ. Subirach est né en 1927, soit un an après la mort de Gaudí. Lui aussi est habité depuis sa tendre enfance par les idées de ce précepteur qu’il n’a pas connu. Il a pourtant intégré avec brio son style résolument contemporain à un édifice résolument Art nouveau. Aujourd’hui Subirach ne sculpte plus et ne peut guère se déplacer pour suivre le chantier, mais depuis chez lui il se tient informé de l’évolution de « sa » façade grâce à quelques-uns de ses employés qui mettent toujours en application ses inspirations artistiques. Cette ferveur pour la Passion l’animera jusqu’à son dernier souffle.
La communion de la religion et de la nature
Outre les références religieuses que l’on retrouve nécessairement un peu partout dans l’édifice, Gaudí a fait de la Sagrada un chef-d’oeuvre dans lequel ses calculs savants sont en fait un hommage à la plus simple et la plus naturelle des compositions : la Nature. Ainsi les colonnes reprennent la forme des arbres et sous les voûtes, à plusieurs dizaines de mètres de hauteur, la mosaïque verte est posée pour rappeler les feuilles. Et pour capter un maximum d’éclairage naturel, des fragments d’or pur ont également été ajoutés, tandis que des puits de lumière ont été prévus entre chaque clé de voûte. L’illusion est parfaite pour le public posté à plusieurs mètres en dessous. Hommage au Christ mais aussi ode aux saisons : à chacune correspond un fruit et chaque fruit a son pinacle. Le long de la façade, toutes les ouvertures sont ornementées avec des décorations en rapport avec les fruits du sommet, sans oublier un saint dont chacune des statues est confiée à un sculpteur différent. Si le fil directeur n’a que peu évolué depuis les premiers coups de pioches il y a plus d’un siècle, cela tient du trait de génie d’un homme visionnaire, guidé par une indicible foi. En se penchant sur l’histoire de la Sagrada, certain imagineront que cette dévotion a été récompensée par quelques miraculeux coups de main venus du Très-Haut. Nous sommes en 1936, 10 ans après le décès de Gaudí lorsque éclate la Guerre civile espagnole. La bataille de Barcelone sera aussi sanglante que destructrice. Ainsi les ateliers de la Sagrada sont incendiés et les maquettes détruites. Les élèves vont miraculeusement recoller chaque morceau et les entreposer dans une salle des archives. Conservés tels des écrins, ces modèles servent toujours de référence.
Un laboratoire d’essai pour les techniques de construction
Car bien avant l’apparition de l’ordinateur et des images de synthèse, Gaudí avait peaufiné les moindres détails, depuis les rapports de forces jusqu’au choix des couleurs. Sa maquette, parfaite, en est même presque rigide, constate Jean-Briac, un toulousain tailleur de pierre. Les artisans travaillent davantage comme techniciens qu’artistes.» Cela n’empêche nullement le jeune français de savourer la chance qu’il a de participer à une telle aventure : «Je sors du métro dos à la façade de la Nativité puis je me retourne. Le matin c’est illuminé par un simple éclairage public, les touristes ne sont pas encore arrivés, le lieu est calme… c’est l’extase.» S’il utilise toujours le marteau et le burin comme au Moyen Age, l’outil dont il ne se sépare jamais reste la boucharde, une sorte de marteau-piqueur qu’il utilise tant pour rattraper un défaut de conception constaté que pour sculpter plus rapidement un bloc de granit ou de béton. Depuis la fin du XIXe siècle, le chantier s’est logiquement adapté aux techniques de construction. Ainsi, si la pierre est toujours présente dans les nouvelles parties de l’édifice, elle est en perte de vitesse par rapport au béton armé. « Les pinacles avaient déjà été construits dans ce matériau au début du XXe siècle, continue Jean-Briac. A l’origine un projet en pierre et l’autre en béton, avaient été présentés. C’est celui en béton qui a été choisi. Il faut dire que l’on comptait parmi les mécènes le Comte Guëll, lequel était de son état… promoteur de béton de Portland. » Aujourd’hui, le béton voisine sans rougir avec le granit, la pierre de Montjuic, le basalte pour les colonnes, sans oublier le porphyre, extrêmement solide, qui constituera les quatre colonnes supportant la coupole du Christ. Coïncidence malheureuse : après le décès prématuré de son géniteur renversé par un tramway en 1926, l’oeuvre est pourtant menacée par un moyen de transport en commun contemporainà : l’AVE. La ligne du train à grande vitesse espagnol qui reliera Barcelone à la France devrait passer en souterrain calle Mallorca, soit à quelques mètres seulement des premières fondations du Temple. Voilà un imprévu auquel le Maître, aussi avant-gardiste soit-il, n’avait pas pensé. Mais cet évènement qui inquiète les architectes du chantier, n’est qu’une péripétie supplémentaire dans une saga architecturale légendaire. Ce qui est sûr, c’est que même si le chantier devait se prolonger au-delà de 2040, année attendue pour inaugurer le temple, les dirigeants n’ont aucun souci à se faire côté financement. « Actuellement deux millions de visiteurs viennent chaque année gravir les escaliers en colimaçon pour passer d’un clocher à l’autre, constate Jean-Briac le tailleur de pierre. Sachant qu’un million d’entrées suffisent à assurer le financement… » Parmi ces dizaines de millions de fans qui auront donné leur obole jusqu’à la fin du chantier, une poignée seulement aura l’immense privilège d’assister à la cérémonie inaugurale des lieux. Imaginez ce jour tant attendu : 13.000 fidèles, un ensemble de 1.500 choristes célébrant ce miracle architectural. Et Barcelone en liesse pour applaudir Antoni Gaudí, dieu de la création pétri d’une mission sacrée parfaitement remplie : rendre hommage au Créateur… Même la tour Eiffel n’aura pas eu aussi belle cérémonie.